-
J’ai réservé une table pour deux personnes au
nom de « Duhamel », dis-je à la serveuse.
-
Très bien, Monsieur Duhamel, me sourit-elle.
Vous êtes pile à l’heure. Veuillez me suivre.
Trent et moi suivîmes cette
magnifique blonde aux yeux bleus, sortie tout droit d’un magazine de mode. Elle
avait l’air d’être de ces mannequins qui souhaitent devenir actrices grâce à
leur joli minois et qui n’arrivent pas à décrocher plus que des rôles de figurantes
dans des téléfilms de Noël.
Trent et moi nous assîmes. J’avais demandé une table isolée
dans une pièce privée afin que nous puissions converser en toute quiétude. Je fixai le gamin du regard : il était en train de regarder le luxueux décor du restaurant
comme s’il était dans un autre monde.
-
Tu n’as pas l’habitude des choses luxueuses, n’est-ce
pas ?
-
Non Monsieur, me répondit-il poliment. D’ailleurs,
je suis désolé mais…je ne vais pas pouvoir rester. Je n’ai pas les moyens de
rester dîner avec vous.
-
Tu n’auras rien à débourser ce soir, le rassurai-je. Je t’offre
le repas.
-
Monsieur Duhamel, c’est très gentil de votre
part mais je ne peux pas accepter. Vous m’avez déjà offert le restaurant ce
midi, puis le cinéma, puis vous m’avez acheté pour presque 500$ de vêtements…
-
Que t’as dit Zoé, exactement ?
-
A quel propos ?
-
Ma situation professionnelle et financière.
-
Elle m’a dit que vous travaillez dans le
commerce international et que vous gagnez bien votre vie.
-
C’est exact, dis-je en souriant poliment. Si tu
es d’accord, je vais t’apporter un peu plus de précisions.
-
Je vous écoute, Monsieur.
-
Je suis le Président Directeur Général de l’entreprise
Duhamel & Cie. En as-tu déjà entendu parler ?
-
Oui, c’est une entreprise qui développe, entre bien
d’autres choses, les nanotechnologies.
-
C’est ça. Je gagnai déjà très, très bien ma vie
avant de m’installer dans la Silicon Valley ; mais ces derniers temps mon
entreprise a littéralement explosé au-delà de mes attentes. La crise du Covid a
d’ailleurs accentué le phénomène à l’inverse de beaucoup d’entreprises dans le
monde. Je m’estime très heureux.
-
Je suis également heureux pour vous, Monsieur.
-
Si je te raconte tout ça, c’est surtout pour t’informer
que je gagne environ 3.000$ par heure. Et cela, que je travaille ou non. Tout
ce que je t’ai offert aujourd’hui n’est qu’une miette de pain pour moi. Et je
t’assure que je le fais de bon cœur.
Trent semblait avoir perdu l’usage
de la parole.
-
Ça va ? lui demandai-je, inquiet.
-
Oh…euh…oui, oui. C’est juste que… je ne m’attendais
pas à ce que vous soyez aussi riche, Monsieur ! Zoé le sait-elle ?
-
Elle sait ce qu’elle t’a dit, c’est-à-dire que
je gagne très bien ma vie. Mais je ne parle pas vraiment d'argent avec mes
enfants. Mon fils sera au courant lorsqu’il intégrera l’entreprise pour de bon
mais pour le moment, il n’en sait rien. Ils n’ont connaissance ni de mon
salaire, ni de mes activités humanitaires en Afrique et en Asie, ni de tout ce
qui concerne mes activités professionnelles.
-
Je peux vous poser une question personnelle,
Monsieur ?
-
Bien sûr.
-
Pourquoi avoir quitté la France ?
-
Comme beaucoup d’hommes d’affaires : j’en
avais marre de payer tous ces impôts ! ris-je.
La serveuse vint prendre nos
commandes pour l’apéritif. J’optai pour un cocktail mojito, Trent se contenta d’un
Orangina.
-
En t’avouant cela, j’espère au moins t’avoir ôté
la culpabilité d’être mon invité !
-
Oui Monsieur, un peu.
-
C’est à moi, maintenant de te poser une question :
sais-tu pourquoi j’ai voulu te voir à nouveau ?
-
Je n’en ai pas la moindre idée. Zoé m’a juste
dit que vous vouliez me voir et passer du temps seul avec moi.
-
Tout à l’heure, Zoé et moi nous sommes disputés
à propos de la facture de l’hôtel où vous êtes allés cette nuit…
-
Monsieur, me coupa-t-il, je vais la rembourser
dès que j’aurai ma paye, je vous le promets !
-
Du calme, dis-je. Tout va bien. Ce n’est pas
pour cela que je voulais te parler. C’est juste que… Pendant notre dispute, sous
le coup de l’émotion, elle a craqué et m’a fait part de ta situation familiale.
Trent se tut. Je vis dans ses
yeux un mélange de colère et de déception. Les boissons arrivèrent ainsi qu’un plateau
d’amuse-gueules.
-
Je te prie de ne pas en vouloir à Zoé.
-
Je lui avais demandé de ne rien dire.
-
Zoé t’aime de tout son être, Trent. Vraiment. Et
elle souffrait de te laisser dans cette situation tout en étant impuissante. Elle
en souffrait tellement que ça la rongeait de l’intérieur. Je sais que tu es
également amoureux d’elle et que tu n’aimes pas la faire souffrir. J’ai tort ?
-
Non Monsieur. Zoé est tout ce que j’ai.
-
Tu sais, la façon dont ta mère te traite n’est
pas normale.
-
Elle me punit de temps en temps comme tous les
parents ! Vous punissez Zoé, vous aussi !
-
Ça n’a rien à voir. Je punis Zoé lorsqu’elle
fait des bêtises. Jamais je ne la punirais sans raison. C’est ce que ta mère
fait.
-
Je fais des bêtises aussi…
-
Tu bosses à l’épicerie du coin pour pouvoir te
payer le lycée. Vu le prix de cette école, tu dois vraiment faire des horaires
de dingue. A quel moment trouves-tu le temps de faire des bêtises ?
-
Eh bien, je… euh…
-
Trent, ce n’est pas normal que ta mère te tape.
-
Vous tapez bien Zoé, pourtant ! Et ça ne me
choque pas !
-
Encore une fois, ça n’a rien à voir. Lorsque Zoé
est désobéissante, insolente ou qu’elle fait une grosse bêtise, je lui donne la
fessée. Ça se résume à des claques sur les fesses. Elle a peut-être droit au
martinet ou à la brosse si ce sont d’énormes bêtises, mais ça en reste là. Je
ne la gifle pas à longueur de temps, je ne lui balance pas d’objets à la
figure, je ne la fouette pas avec des fils électriques… et surtout, je ne l’insulte
pas tout le temps. Je ne sais pas ce qui est le pire entre la maltraitance
physique et la maltraitance psychique que tu subis sans arrêt.
Trent se mit à pleurer. Ce
gamin me toucha profondément le cœur. Je lui pris la main et lui assurai :
-
La vie n’est pas que souffrance, Trent. Il y a
des épreuves, oui, mais ce n’est pas un long tunnel sans issue.
-
Qu’est-ce que vous en savez, d’abord ? me
demanda-t-il en essuyant les quelques larmes qui coulaient sur ses joues avant
que d’autres ne prennent le relais.
-
Tu veux bien que je te raconte mon histoire ?
Ce sera alors à toi de juger si j’en sais quelque chose ou pas.
-
D’accord.
-
Choisis d’abord ce que tu veux manger. La serveuse
ne va pas tarder à arriver.
Nos commandes prises, je me
lançai dans un monologue, Trent pendu à mes lèvres.
-
Je suis né à Tahiti. Comme ça, le nom fait
rêver, hein ? Malheureusement, je suis né dans les bidonvilles de Tahiti. On ne le sait pas mais il y a énormément de pauvreté sur cette île. Lorsque je suis né, mes parents nous ont abandonné
mes deux grands frères et moi, sous prétexte qu’ils n’avaient pas assez d’argent
pour nous nourrir. Mes frères et moi avons vécu quelques mois dans la rue avant
d’être recueillis par un orphelinat. Là, nos parents adoptifs qui visitaient l’orphelinat
lors de leurs vacances ont décidé de nous adopter tous les trois. Grâce à eux,
mes frères et moi avons eu une enfance heureuse et épanouie. La lumière au bout
du tunnel.
Une fois
adulte, j’ai trouvé un job de barman puis je me suis mis en couple avec mon
amour de jeunesse, Lise. Avec elle, j’ai eu mes deux enfants Manon et Romain. Mais
peu après la naissance de Romain, Lise s’est en allée sans rien dire. Un jour,
je suis rentré du travail et j’ai trouvé mes enfants dans leurs lits respectifs, seuls dans la maison.
Je n’ai jamais retrouvé la trace de Lise. Je me suis trouvé père célibataire
avec une fille de quinze mois et un fils nouveau-né. Je me suis débrouillé
grâce à mes parents et à mes frères et belles-sœurs mais je ne te cache pas que
ce fut compliqué. Et puis, je suis tombé amoureux de la mère de Zoé. Je voyais
en elle la mère idéale pour Manon et Romain. Nous formions une merveilleuse
famille et nous avons eu Zoé. Mais peu après la naissance de Zoé, sa mère a
plongé dans l’alcool, nous menant une vie infernale. J’ai décidé de m’en aller
mais la séparation s'est mal passée et…elle m’a enlevée Zoé. Ma fille, elle me l’a enlevée.
Je me tus quelques instants
afin de contenir mon émotion. La serveuse amena les plats. J’avalai un morceau
de saumon et poursuivis :
-
J’ai passé seize longues années à tenter par tous
les moyens de récupérer ma fille, sans succès. J’ai élevé Manon et Romain en
sachant que mon troisième enfant n’avait pas la chance d’avoir son père. J’ai
sombré dans une terrible dépression, j’ai même pensé à mettre fin à mes jours en laissant Manon et Romain à mes parents… mais je n’ai jamais réussi à passer à l'acte :
l’espoir de retrouver Zoé et de la récupérer me maintenait en vie. Alors j’ai
créé ma boîte et j’ai engagé des détectives privés pour retrouver ma fille. Et
puis il y a un an, l’un d’eux l’a enfin retrouvée et j’ai pu la récupérer, mon
p’tit bébé… La lumière au bout du tunnel. J’ai maintenant mes trois enfants auprès
de moi, ils sont la prunelle de mes yeux et je ferai tout pour eux.
-
Vous êtes un homme bien, monsieur Duhamel. Vous
méritez la vie que vous avez.
-
Toi aussi Trent, tu es quelqu’un de bien.
-
Je sais qu’un jour, j’aurai une meilleure vie, c’est
pour cela que je travaille dur.
-
Ce que je te propose, Trent, c’est de l’avoir
dès maintenant cette meilleure vie.
-
Que voulez-vous dire ?
-
Je te propose de te prendre sous mon aile. Viens
vivre à la maison. Tu auras ta propre chambre jusqu’à ce que j’accepte mieux l’idée
que Zoé et toi vous… Enfin bref. Tu n’auras plus qu’à te concentrer uniquement
sur tes études : je prendrai en charge ta scolarité et tout ce dont tu auras
besoin. Tu seras nourri, logé, blanchi… Et tu n’auras plus qu’à te focaliser
sur ton avenir professionnel et sur ta relation avec Zoé.
-
Mais…et ma mère ?
-
Je l’envoie immédiatement dans un institut qui
prendra bien soin d’elle. Un institut tout près d’ici, pour que tu puisses la
voir quand tu veux. Je te paierai également le permis de conduire et la voiture
qui va avec. Tout ce que je te demande en retour, c’est de ne pas faire souffrir
Zoé et de réussir tes études.
-
Monsieur, c’est… c’est beaucoup trop !
-
Si tu as un tant soit peu d’amour pour Zoé, tu
accepteras. J’ai trois enfants mais j’ai assez de place pour en accueillir un
quatrième.
-
Pourquoi est-ce que vous faîtes ça pour moi ?
-
Parce que c’est mon truc, d’aider les gens. Et
aussi parce que ma fille m’en voudrait pour l’éternité si je ne le faisais pas !
Et parce que je le peux.
-
Je peux prendre du temps pour réfléchir ?
-
Pour moi, tu as déjà dit : « oui » !
-
Eh bien, pas tout à fait car j’ai encore une
question : vous donnerez la fessée à Zoé devant moi si je viens habiter
chez vous ?
-
On fera en sorte que ça ne se fasse pas devant
toi. Mais si elle la mérite, elle la recevra, oui !
-
Mais pourquoi vous n’utilisez pas les autres
méthodes du genre priver de sortie ou de téléphone ?
-
Ce n’est pas aussi efficace qu’une bonne fessée,
à mon goût. Mais je ne pense pas devoir me justifier auprès de toi sur la façon
dont j’éduque ma fille donc…
-
Non, loin de moi cette idée, monsieur ! se
justifia le gamin. Vous êtes son père et du moment que vous ne la maltraitez
pas, jamais je ne me permettrai d’avoir à redire sur votre éducation…
-
Ne t’en fais pas, il n’y a qu’à Manon et Zoé que
je la donne. Romain n’en a plus besoin depuis longtemps ; quant à toi, si
tu viens vivre à la maison, je sais que tu seras bien assez reconnaissant pour
éviter de jouer les rebelles.
Trent rougit, satisfait que j’aie
répondu à la question qu’il n’osait pas poser.
Je raccompagnai Trent chez lui. Avant qu’il ne
descende de la voiture, je lui dis :
-
Ta chambre sera prête dès ta sortie du lycée
demain après-midi. Je te tiens au courant pour l’institut qui accueillera ta
mère. Passe une bonne nuit, Trent. Demain, une nouvelle vie t’attend.
Sans dire mot, le môme se jeta
dans mes bras, les yeux humides. L’émotion me submergea également et lorsque
notre étreinte cessa, je lui dis :
-
Ne t’inquiète pas, mon grand. Tout va rouler comme
sur des roulettes à partir de maintenant.
Je le laissai rejoindre sa caravane
et rentrai à la maison.
A peine eus-je refermé la porte d’entrée que Zoé me
sauta dessus :
-
Alors ? ça s’est bien passé ? Je veux
tout savoir !
- Et moi je veux savoir pourquoi tu n’es pas couchée ! grondai-je. Tu as cours demain matin !
-
Papa ! Tu lui as dit quoi ?
-
Je te raconterai tout demain matin. Maintenant,
au lit !
-
Mais papa, s’te plaît ! Dis-moi ! J’en
peux plus d’attendre !
Ma fille a vraiment hérité de
ma tête de mule. J’haussai le ton :
-
Tout s’est bien passé. Maintenant tu vas me faire
le plaisir d’aller te coucher immédiatement avant que je me fâche ! Tu mériterais
déjà quelques bonnes claques sur les fesses pour être encore debout à cette heure-ci !
Zoé tourna les talons et monta
les escaliers en marmonnant dans sa barbe.
-
Pardon ?! la grondai-je.
-
Rien ! répondit-elle du haut de la mezzanine.
-
J’aime mieux ça ! Au dodo !
-
Bonne nuit papa.
-
Bonne nuit Zo. Je t’aime.
-
Moi aussi, répondit-elle malgré sa contrariété,
avant de fermer la porte de sa chambre.
J’enlevai ma veste, la posai
sur le porte-manteau puis enlevai mes chaussures. Je repensai à ce gamin que
nous allions aider. C’était vraiment un bon gamin. Gentil, respectueux et qui
ne méritait pas ce qui lui était arrivé jusqu’à présent. Soudain, tout en
pensant à Trent, cela fit « tilt » dans mon esprit : le
téléphone ! Je montai quatre à quatre les escaliers et ouvris la porte de
la chambre de Zoé : elle textotait évidemment avec son petit ami pour
connaître le déroulement de la soirée, allongée dans son lit moelleux. Cela ne
me dérangeait pas qu’elle soit au courant ; ce qui me dérangeait était qu’elle
ne dorme pas alors qu’elle avait école demain matin !
Je lui pris le téléphone des
mains, soulevai la couverture et lui collai cinq bonnes claques sur le derrière.
-
J’ai dit : « au dodo » !
Pourquoi tu continues de me défier ?!
- Aïe !! Mais j’ai besoin de savoir !
-
Tu as besoin de dormir !
- Papa, rends-moi mon téléphone ! J’ai besoin de
mon réveil demain matin…
-
Je te réveillerai ! Et je te jure que si tu
traînes au lit parce que tu es fatiguée, je t’en sortirai à coups de pied aux
fesses ! Bonne nuit, Zoé !
Je claquai la porte derrière
moi et filai sous la douche. Non, mais ! Dix-huit ans et bornée à ce point-là…
Je pestai contre elle tout en me disant que déterminée comme elle est, Zoé
irait sûrement loin dans la vie !
Coucou,
RépondreSupprimerAh un chapitre d'un autre point de vue ! Très bonne idée.
Bon pour défendre Zoé, moi aussi j'aurai voulu savoir ce qu'ils se sont dit 😄
Coucou Justine ! Merci :) Ahah oui, j'aurais moi aussi joué les curieuses ! :D
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