Mardi 17 octobre 1950
Dix heures, nous sortons en
récréation. Thérèse nous proposa à Lucie, Cécile, Jeannette et moi d’aller nous
installer dans notre cachette secrète : le local de ménage. La maman de
Jeannette n’y vient que le soir pour faire le ménage dans l’école. La journée,
même si c’est interdit, nous pouvons en profiter comme nous le voulons !
Assises toutes les cinq en ronde, Cécile
demanda à Thérèse :
-
Alors,
pourquoi nous as-tu fait venir ici ?
Thérèse sortit une boîte d’allumettes de sa poche.
-
Mon
frère Louis m’a appris un nouveau jeu ! Il faut que nous prenions tous une
allumette dans la main et celui qui fait brûler le plus longtemps la sienne a
gagné !
Nous adhérâmes toutes au jeu de Thérèse. Ravie de gagner trois
manches d’affilées, je m’étais néanmoins brûlée au pouce et à l’index gauche.
Heureusement, je suis droitière pour écrire !
Lorsque la cloche sonna, signe que
nous devions rentrer en classe, nous prîmes soin de ramasser les cadavres
d’allumettes et de les mettre à la poubelle avant d’aller se ranger.
A la reprise de la récréation,
maman annonça que pendant l’heure qu’il restait de la matinée, elle procéderait
à l’interrogation orale annoncée hier. La première à passer fût Evelyne et, en
bon cancre, elle écopa d’un deux sur vingt, ce qui me donna un prétexte pour me
moquer d’elle.
Lucie eut un dix-huit sur vingt. Quant à moi, j’eus un vingt sur
vingt (le seul de la classe !) et reçus les félicitations de ma mère qui ajouta
discrètement : « Je suis fière de toi, ma Lili ! ».
A la fin de la matinée, j’attendis
à la sortie de la classe que maman nettoie le tableau et rassemble ses affaires
quand Evelyne vint me voir :
-
Tu
n’es qu’une fayotte, Letilleul !
-
Je
préfère être une fayotte qu’un cancre, Mallard ! Rétorquai-je.
-
Je
vais te refaire le portrait !
Evelyne m’attrapa par le col au moment où maman arriva.
-
Evelyne
Mallard ! Lâche immédiatement ma fille !
Evelyne dût me lâcher malgré mon sourire en coin qui l’agaça
encore plus.
-
Je
rêve ou tu voulais la cogner ?!
-
Non,
madame, ce n’est pas du tout ce que vous pensez, dit Evelyne.
-
Ah
oui ?! gronda maman. Eh bien, moi, je crois que c’est exactement ce que je
pense !
Mes sœurs nous rejoignirent, attendant que l’on parte pour la
maison. Maman dit alors :
-
Camille,
je te donne la responsabilité de ramener tes frères et sœurs à la maison.
Lorsque je rentrerai, je veux que vous soyez tous en chaussons et que vos mains
soient lavées. Pas de bêtises ! Je serai de retour pour midi.
-
Lili
ne vient pas avec nous ? demanda Gaby.
-
Non,
elle rentrera avec moi, répondit maman. Oh, et si vous croisez madame Mallard à
tout hasard, dîtes-lui que sa fille sera en retard. Je lui fournirai des
explications dès que je la verrais.
-
D’accord,
maman ! Dit Rose.
Ma fratrie se mit en route et ma mère nous ordonna de rentrer
dans la classe, Evelyne et moi.
Sans dire un mot, elle attrapa Evelyne par le bras, l’emmena
jusqu’au bureau, et la bascula en travers de ses genoux après s’être assise sur
sa chaise d’institutrice.
-
Je
pense que, puisque tu te permets de chercher des noises à ma fille, tu as
grandement besoin d’être recadrée !
Je regardai Evelyne et vis bien qu’elle avait envie de supplier
ma mère de ne pas faire ça mais ma présence l’en empêchait : elle devait
garder une certaine fierté.
Mes parents ne donnent que très rarement la fessée sur les genoux :
il faut avoir fait une énorme bêtise pour la mériter ! Le fait que maman
le fasse en plus sur l’une de ses élèves montrait bien son degré de colère et
sa détermination à punir Evelyne !
Evelyne prit une dizaine de claques sur les fesses mais ne
pleurait pas, même si je sentais bien que ses sanglots n’étaient pas loin. Ma
mère lui demanda alors :
-
Excuse-toi
auprès d’Alice.
-
Non,
déclara Evelyne.
-
Non ?!
s’offusqua ma mère.
Maman lui releva sa jupe et lui baissa sa culotte. J’aperçus
alors un derrière rougissant et les marques laissées par la main de maman
quelques secondes auparavant. Maman frappa mon ennemie jurée cinq fois de
suite.
-
Excuse-toi
auprès d’Alice.
-
Non,
déclara Evelyne, la voix tremblotante.
-
Très
bien.
Maman la frappa cinq nouvelles fois et réitéra :
-
Excuse-toi
auprès d’Alice.
Même si Evelyne pleurait maintenant à chaudes larmes, elle
refusa toujours de s’excuser. Que le ciel me pardonne de penser cela mais je
jubilai de voir ma pire ennemie, celle qui m’en faisait voir de toutes les
couleurs depuis le mois de septembre, dans cette position !
Maman frappa encore cinq fois le derrière d’Evelyne. Sans
qu’elle n’ait besoin de répéter sa demande, Evelyne craqua :
-
Pardon !
Pardon ! Je te demande pardon, Alice ! Pitié, arrêtez madame
Letilleul ! Pitié !
Maman remonta la culotte d’Evelyne, abaissa sa jupe et la releva
de ses genoux. Puis, elle lui dit :
-
Que
je ne te vois plus jamais importuner ma fille. Est-ce clair ?!
-
Oui,
madame Letilleul !
-
Bien.
Maintenant, Lili et moi allons te raccompagner chez toi, et je vais expliquer à
tes parents ce qui vient de se passer. En route !
Je n’avais jamais vu maman aussi sévère. Avec moi ou l’un de mes
frères et sœurs, elle n’a jamais eu besoin de donner une telle volée !
Mais il faut dire aussi que nous sommes beaucoup, beaucoup moins têtus lorsque
nous sommes allongés sur ses genoux !
Evelyne habite à quinze minutes
à pied de l’école. Ses parents sont agriculteurs, ce que mes parents apprécient
beaucoup. Nous achetons les œufs, le lait, la farine et le beurre chez eux, et
il arrive souvent que mes parents payent un prix beaucoup plus élevé que celui
d’achat, pour aider les parents d’Evelyne à sortir la tête de l’eau. Du coup,
cela renforce l’amitié et le respect que portent les parents d’Evelyne à mes
parents, ce qui ne va pas dans l’intérêt d’Evelyne, cancre dissipée en classe.
Evelyne a trois sœurs : deux grandes et une petite. Aline a
l’âge de mon frère aîné et travaille déjà à la ferme pour aider ses parents. Annette
est dans la même classe que ma sœur Léonie et s’entend d’ailleurs très bien avec elle,
contrairement à Evelyne et moi. Quant à Madeleine, qui est la filleule de maman,
c’est encore un bébé qui vient tout juste d’apprendre à marcher.
En arrivant à la ferme, maman
tenait Evelyne par la blouse et ses parents virent bien que quelque chose se
tramait.
-
Bonjour
Ariane, dit le père d’Evelyne en s’approchant pour faire la bise à maman.
-
Bonjour
Virgile, répondit maman après avoir fait la bise.
-
Qu’est-ce
tu as encore fait, toi ?! Hein ?! gronda Virgile à Evelyne.
-
Après
avoir récolté un deux sur vingt à l’interrogation orale de ce matin, j’ai
surpris Evelyne en train de menacer Alice. Si je n’étais pas arrivée à temps,
elle lui aurait cogné dessus !
-
Mais
ce n’est pas possible ! gronda Virgile en giflant sa fille. Quand est-ce
que tu vas te mettre à travailler au lieu de t’en prendre à Alice à longueur de
temps ?! Hein ?!
Virgile se tourna ensuite vers maman et dit :
-
Tu
l’as punie, j’espère ?!
-
Si
elle a du mal à s’asseoir ce midi à table, ne t’étonne pas, expliqua maman. Je
pense qu’elle a retenu la leçon…jusqu’à la prochaine fois !
-
Il
n’y aura pas de prochaine fois ! gronda le père d’Evelyne. Rentre à la
maison, le martinet t’attend !
-
Non,
papa, pitié ! pria Evelyne.
-
Virgile,
je t’assure que je l’ai déjà bien punie, dit maman.
-
Je
n’en ai rien à faire ! Rentre à la maison, j’ai dit ! Tu n’as pas
fini de pleurer, je te le dis !
Evelyne s’exécuta, les larmes coulant sur ses joues. Maman
reprit :
-
Autre
chose, je crois savoir que c’est l’anniversaire d’Eugénie demain ?
-
Oui
effectivement, confirma Virgile.
-
Pour
le fêter, que diriez-vous de venir dîner à la maison demain soir ? Avec
vos filles, bien sûr !
-
Avec
grand plaisir, dit Virgile.
-
Dans
ce cas, c’est conclu ! annonça maman. Je vous dis à demain !
-
A
demain Ariane, et toutes mes excuses pour le comportement d’Evelyne !
-
Ce
n’est rien ! Avec dix enfants, je sais ce que c’est que de faire de la
discipline !
-
Je
n’en doute pas une seule seconde ! Au fait, comment cela se passe-t-il au
Pensionnat pour Aliénor ? Elle s’est bien adaptée ?
-
Très
bien ! Elles est très studieuse !
-
C’est
une très bonne nouvelle ! A demain alors !
-
A
demain, Virgile.
Maman et moi repartîmes en direction de la maison. Alors que
j’étais toute contente qu’Evelyne en ai pris pour son grade, maman me prévint
tout de même :
-
J’ai
puni Evelyne pour qu’elle cesse de t’importuner, mais il n’y a pas de fumée
sans feu, Alice ! Donc que je ne te prenne pas à la provoquer ou ça ira
mal pour toi, compris ?!
-
Oui
maman, répondis-je.
Le tout était de ne pas se faire chopper, et dans cette matière,
j’étais beaucoup plus douée qu’Evelyne !
Lorsque nous rentrâmes à la maison,
mes frères et sœurs avaient été on ne peut plus sages et Léonie avait déjà
commencé à préparer le repas. Maman fût agréablement surprise !
Le repas du midi se passa dans la
joie et la bonne humeur. Tout le monde avait été sage comme une image ce matin,
et j’eus le droit à un gros câlin de félicitations de la part de papa, pour mon
vingt sur vingt ! Dans ma fratrie, nous excellons tous à l’école et
aspirons à des métiers prestigieux !
Au réveil de ma sieste, Anne-Marie
était là. Nous fîmes des biscuits (pour remplacer ceux de Bonne-maman que
j’avais fichu en l’air dimanche) puis nous jouâmes à la grande maison de poupée
que papa a construite, se trouvant dans la salle de jeux.
Mes devoirs faits et ma punition
d’hier finie, maman rentra de l’école et m’aida, comme d’habitude, à me
doucher. Seulement, lorsque je voulus attraper le pommeau de douche, la douleur
aux brûlures que je m’étais faite ce matin avec les allumettes se réveilla.
-
Aïe !
m’exclamai-je sans contrôle.
-
Qu’est-ce
qui se passe, ma Lili ? demanda maman.
-
Rien,
je me suis juste fait mal, répondis-je.
-
Où
ça ? Montre-moi.
-
Ce
n’est rien, maman.
-
Enfin,
montre-moi, Lili ! ça ne prendra que deux secondes et ça se trouve, je peux
faire quelque chose pour te soulager.
A contrecœur, je montrai mes doigts à maman et elle identifia bien
vite des brûlures.
-
Comment
est-ce que tu t’es fait ça, Lili ?
-
Je…
je ne m’en rappelle plus, dis-je.
-
Tu
n’as pas joué avec le feu, j’espère ?! Tu sais bien que c’est interdit !
-
Non
maman, je n’ai pas joué avec le feu, mentis-je.
-
Alice,
je te préviens que si c’est le cas, tu…
-
Maman !!
appela Clément au loin.
-
Finis
de te rincer, essuie-toi et mets ton pyjama, me dit maman avant de partir à la
rescousse de mon frère.
Sauvée par le gong ! Je me dépêchai de finir ce que j’avais
à faire dans la salle de bains et filai jouer dans ma chambre avec mes poupées.
Au dîner, je pris sur moi comme ce
midi pour ne pas éveiller les soupçons quant à ma douleur à l’index et au
pouce. Maman m’observait du coin de l’œil mais elle ne dit mot.
Au coucher, lorsqu’elle vint me
border après la prière et l’histoire du soir, je sentais bien que cela la
contrariait encore. Cependant, elle ne m’en parla pas et se contenta de me
chanter des comptines jusqu’à ce que je m’endorme.
A suivre...
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